Danielle ROPARS
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Morlaix Tu-pe-tu
Danielle Ropars

La rafle du 26 décembre 1943

La déportation à Buchenwald, Flossenburg, Hradischko


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Yves Tanné et le général Péron - 8 mai 2005 
              
Introduction 
     
     Yves Tanné habite actuellement Plouigneau, près de Morlaix. A l’occasion du soixantième anniversaire de l’armistice du 8 mai 1945, le général Alain Péron, président de la section des anciens combattants et victimes de guerre, l’a reçu en invité d’honneur au déjeuner qu’il a organisé à cette occasion. J’ai beaucoup entendu parler d’Yves Tanné et de son arrestation, dans mon entourage familial, surtout par ma soeur Simone, qui l’a bien connu lorsqu’ils étaient enfants, car son village natal et le moulin de Cuzulliec, où nous sommes nées, sont séparés seulement par le Jarlot, la rivière qui se jette à Morlaix. C’est avec émotion que je recueille, ce 8 mai 2005, ses confidences, qu’il nous livre avec beaucoup de pudeur et de retenue.    
    
Témoignage     

     Je suis né à Ty Avelec braz, en Plougonven, le 5 octobre 1924. J’avais donc 15 ans, lorsque la guerre s’est déclarée. Au sortir de l’école, j’ai travaillé au camp d’aviation de Ploujean, puis dans l’entreprise GUMEZ, sur la voie de chemin de fer Morlaix-Brest. Ce travail était très dangereux, car les trains, qui servaient au transport de matériel allemand vers le port de Brest, étaient la cible des bombardements anglais. Un jour, alors que nous déchargions des wagons arrêtés, nous avons été mitraillés. Nous avons eu tout juste le temps de nous écarter et de rouler dans le ravin à 20 mètres de profondeur. Personne ne fut blessé. Après ce bombardement, j’ai été sélectionné pour aller travailler à Saint Servan. J’avais 19 ans et bon pour le STO, Service du Travail Obligatoire. Refusant d’aller travailler pour l’occupant, je devenais un dissident politique. Les Allemands m’ont recherché chez mes parents, qui ont répondu que j’étais à Saint Malo, alors que j’avais trouvé refuge chez ma grand mère, dans le village du Kermeur en Plougonven.

La rafle


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Collection Maurice Huon
 
    Le soir de Noël 1943, j’ai voulu me rendre chez des amis à Morlaix et partager avec eux, pour célébrer cette fête comme il se doit, la charcuterie confectionnée avec le cochon que nous venions de tuer au Kermeur. J’étais donc à Morlaix le 24 décembre, lorsqu’un attentat eut lieu contre le Foyer du Soldat, situé dans les anciens salons Quiviger, rue de Brest. Une grenade, jetée de la rue Gambetta, traversa la verrière et explosa au milieu de la piste de danse. En représailles, le 26 décembre au matin, les Allemands organisent une rafle et arrêtent tous les hommes valides, âgés de 15 à 40 ans. Parmi les 500 personnes arrêtées, ils choisissent, au hasard, 60 otages. Comme je n’avais pas de papiers, j’ai tout de suite été retenu. Nous avons été parqués entre la Mairie et le port de Morlaix, conduits à pied vers le terrain d’aviation, où nous avons été enfermés dans un grand hangar. Le docteur Mostini est nommé par les Allemands responsable du groupe, ce qui nous retient de nous échapper, car il serait immédiatement fusillé. Le 2 janvier 1944 au matin, des camions nous conduisent à la gare, par la rue Gambetta, où toute la population s’est rassemblée pour nous dire au revoir. Nous sommes jetés dans des wagons à bestiaux, une vingtaine par wagon, les portes sont poussées et fermées, le train siffle et c’est le départ pour une destination inconnue.
 

Le voyage vers le camp de concentration

      A Rennes, j’aurais sans doute pu réussir une évasion, mais le docteur Mostini en aurait subi les conséquences, et nos familles les représailles. Le train nous conduit à Compiègne, où convergent les trains venant de toute la France et d’où partent ceux qui emmènent les déportés vers les camps de concentration. Là, j’ai demandé le motif de mon arrestation. Réponse : élément anti-allemand, nuisible à l’Allemagne. On nous fait monter dans des wagons à bestiaux. Nous sommes 110 par wagon, à moitié debout, à moitié assis, appuyés les uns aux autres, constamment bousculés. De la paille comme litière. Un bidon de 200 litres pour les besoins naturels. Très vite le bidon se remplit et dégorge sur la paille. Une secousse le renverse et nous voilà sur du fumier pour le reste du voyage, qui va durer deux jours et deux nuits. Nous prenons peu à peu conscience de ce qui nous attend.
    Nous avons une boule de pain et un saucisson pour toute nourriture. Rien à boire. Or, la soif est plus difficile à endurer que la faim. Nous en sommes à lécher la buée des parois. Nous changeons de place à tour de rôle pour pouvoir soulager la souffrance provoquée par la soif. A Trèves, on nous donne une espèce de bouillie, faite avec de l’eau et de la farine, mais de toute façon, il nous est impossible d’avaler quoi que ce soit.
     Nous sommes comptés. Dans un wagon, il y a des absents. Ils se sont évadés. Parmi ceux-ci, Marcel Bricaud, Jean Cozanet, Jacques Le Flamand, François Le Bail, Georges Mostini, qui nous avait auparavant déliés de notre engagement envers lui, et nous avait encouragés à nous sauver. Furieux, les SS maltraitent ceux qui sont restés, leur enlèvent leurs vêtements et les répartissent avec brutalité, tout nus, dans les autres wagons. Nous sommes donc encore plus à l’étroit. La promiscuité rend les hommes angoissés, nerveux et prêts à se battre entre eux. Quand le train s’arrête enfin, nous sommes fatigués à l’extrême, hébétés, assoiffés. Nos vêtements sont maculés d’excréments. On relève cinq morts étalés sur le fumier de notre wagon. Deux hommes ont perdu la raison. Si, en plus, nous avions eu la chaleur de l’été, c’eut été une hécatombe. La dégradation psychologique et physique a été très rapide.

Buchenwald         

     On nous fait descendre à coups de crosse, de pied, de matraque. Les SS, accompagnés de chiens qui hurlent autant que leurs maîtres, nous accueillent à l’entrée du camp de concentration de Buchenwald. Et nous franchissons la grille qui porte l’inscription : «A chacun son dû». Après une longue attente dans la cour, nous sommes dépouillés de nos vêtements et de tous nos objets personnels, montres, chaînes, alliances. Notre dentition est inspectée pour faire l’inventaire des couronnes en or. Puis, c’est la douche, le rasage intégral et la désinfection. On nous plonge dans une baignoire remplie de crésyl d’où nous sortons rongés par les démangeaisons sur tout le corps. Certains d’entre nous ne supportent pas cette épreuve et succombent. Ensuite, on nous jette, à la volée, des vêtements récupérés dans les différents pays occupés. Trop grands, trop petits, trop larges, trop étroits, trop longs ou trop courts. Nous voilà déguisés en clowns. A la sortie, on nous marque, comme du bétail, d’une grande croix rouge dans le dos. Et le lendemain, c’est la photographie et la remise du numéro. Je ne suis plus Yves Tanné, je suis le Numéro 43011. Tout ce cérémonial dure 3 jours, dehors, sous la neige.
     Surprise. En arrivant dans le camp, je retrouve un des chefs de la résistance, du groupe Justice, qui m’avait reproché quelque temps auparavant d’aller danser au «Solidor», chez Madame Bellec, alors que les résistants risquaient leur vie tous les jours. Madame Bellec lui avait répondu : «Laissez-les s’amuser, on ne sait jamais ce que la vie leur réserve.»
    Nous sommes mis en quarantaine pendant 3 semaines dans des baraquements, où nous sommes entassés à 11 par travée. Le réveil était fixé à 3 heures 30 du matin. Le travail consistait à transporter aussi vite que possible, sur le dos, des blocs de pierre aussi gros que possible, toujours sous la menace de coups de matraque et de coups de pied.
     Après la quarantaine, je fus désigné pour travailler pendant un mois dans une usine de fabrication d’armes. C’est là que Michel Martin, le fils du docteur Martin, le dernier otage arrêté, pour remplacer une personne libérée, a été tué lors du bombardement de l’usine par les avions américains. Pour toute nourriture, nous avions une espèce de soupe et des rutabagas, agrémentés, les dimanches, de nouilles sucrées. La faim, la promiscuité, le froid, la saleté, les poux, les brimades, les coups de sifflet qui nous obligeaient à sortir, torse nu, le jour, la nuit, par tous les temps, sous la neige. C’était Buchenwald.

Flossenburg

     Le 15 février 1944, nous partons pour Flossenburg, entassés à trente prisonniers dans un wagon, par un froid glacial. Sur les conseils des anciens prisonniers, nous avons dansé toute la nuit, sans nous arrêter, dos à dos, pour nous réchauffer et aussi pour rester éveillés, car celui qui s’écroulait pour dormir, ne se relevait pas.
     A Flossenburg, nous avions à travailler dans une carrière dans laquelle les Allemands faisaient sauter les mines, sans nous prévenir de nous mettre à l’abri. Il y a donc eu des morts, à la suite des explosions. Nous devions charger un wagon, placé sur un plateau, au bord d’un ravin. Travail inutile et éreintant, qui aurait pu être évité, car il suffisait de jeter directement nos pelletées de sable dans le ravin. Trop simple. L’ordre était de remplir le wagon, puis de le vider dans le ravin. Il arrivait souvent que le wagon descende dans le ravin. Il fallait alors le remonter à la force des poignets sous les coups des kapos. L’expérience nous avait appris qu’il ne fallait pas entourer les bras ou les mains de la corde qui tirait le wagon. Le risque était d’être emporté avec le wagon dans sa descente. Marcel Lemaire avait négligé ce conseil, il fut entraîné derrière le wagon qu’il voulait retenir et eut les os brisés. Il fut relevé, emmené au camp. Il hurlait de douleur. Le lendemain matin, deux Morlaisiens l’aidèrent à se lever pour aller au comptage avant d’aller au chantier. A l’appel, Marcel avait du mal à se tenir debout, malgré le soutien de ses deux camarades. Le kapo passe et bastonne le groupe. Marcel tombe. Nous ne l’avons plus revu. Pour survivre, il fallait essayer de ménager ses forces, et être sur ses gardes à tout instant.

Hradischko

     En mars 1944, nous embarquons pour Hradishchko, situé à une vingtaine de kilomètres de Prague. Le train s’arrête à 8 kms du camp et nous devons marcher dans la neige, les pieds, douloureux et couverts de plaies, dans des galoches décousues, dans lesquelles nous avions mis du papier et des lambeaux d’étoffe. J’y resterai jusqu’en mai 1945, dans un climat de terreur. Le travail consistait à terrasser, maçonner, décharger des wagons, de 6 heures le matin à 19 heures le soir, sous une chaleur accablante l’été, dans un froid de moins 20 degrés et plus, l’hiver. Sous nos vareuses rayées, nous glissions en cachette des sacs de ciment en papier.
    Nous sommes battus à coups de nerfs de boeuf, du matin au soir. Les coups de trique pleuvent, pour le plaisir de frapper. Celui qui ne se relève pas est conduit à l’infirmerie, et personne n’entend plus parler de lui.

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                                                    Le camp de Hradischko  Yves Tanné en mai 1945

Début avril 1945

     Les troupes soviétiques approchaient de Prague qu’ils allaient libérer. Les troupes allemandes se sentaient perdues. Plus la libération approchait, plus les kapos se déchaînaient : la faim, la soif, le froid, les séances d’épouillage, les appels en pleine nuit, coucher à 2 heures du matin, lever à 4 heures, la toilette avec l’eau apportée dans une sorte de mangeoire, où les poux pullulaient et qu’il fallait écarter.
    Un matin d’avril, on voit arriver une horde de très jeunes hitlériens. Leurs fusils traînaient à terre, trop lourds, trop grands pour leur taille. Ces gamins fanatiques nous font creuser des tranchées anti-chars. Ils s’amusent à nous obliger à chanter. Soudain, ils nous ordonnent de nous allonger sur le sol. Ils tirent dans le tas. Les Français, en queue de colonne, sont visés en priorité. Les morts sont chargés sur une charrette qui prend la direction du four crématoire. Les blessés sont écartés dans un fossé et achevés à bout portant. Les valides repartent au camp. Ceci a duré trois jours, les 9, 10 et 11 avril, puis le commandant du camp a fait arrêter la tuerie. Le lendemain, il n’y avait plus personne au camp.

Fin avril 1945
     
      Les troupes soviétiques approchent. Nous évacuons le camp, en train. Enfermés dans un wagon, nous errons sans but, pendant 10 jours. Sans manger, sans boire. Nous sommes tous malades. Nous sommes dévorés par les poux. Nos vêtements sont imprégnés de l’odeur fétide de nos excréments. Beaucoup succombent. Les cadavres, qui ne seront jamais identifiés, sont laissés plusieurs jours parmi nous dans le wagon, puis poussés sur le ballast. Beaucoup ne supportent pas. Nous pensons tous que c’est là notre tombe. Seuls 170 détenus sur 1 000 ont survécu.

Mai 1945  - La libération  des déportés

     Début mai 1945, nous sommes toujours dans le wagon. Un jour, nous distinguons des drapeaux blancs à l’extérieur. Le mot d’ordre était : restez impassibles, ne montrez pas votre joie, vous seriez éliminés. Les geôliers s’éclipsent. Soudain, on
cogne sur les portes du wagon. Ce sont les patriotes tchèques qui viennent nous sortir de notre prison roulante. Nous sommes pris en charge par nos libérateurs qui nous logent dans des hangars et nous donnent les premiers soins. Ils nous font manger, mais nous sommes trop faibles et nos réactions sont violentes. Personnellement, mon premier repas a failli me
faire passer de vie à trépas. Je fus pris de dysenterie et fus obligé de m’éloigner. Je suis resté inanimé une journée entière, et je fus sauvé par un copain vendéen, qui m’apporta un médicamnt au charbon auquel il ajoutait du charbon de bois pilé. Comme je ne pouvais pas bouger, que je hurlais dès qu’on me touchait, ce copain a cherché et trouvé une couverture pour me couvrir, la nuit étant très fraîche et a construit sur place une petite tente d’indien, sorte de guérite qui m’a protégé.
     Puis les Américains sont venus nous chercher en zone russe. Nous sommes revenus au bercail, d’abord par camion jusqu’à Mulhouse en passant par Munich, puis par le train jusqu’à Paris, où nous avons été soignés.

Retour à Morlaix

      A Montparnasse, accompagné de Gilles Cam, nous retrouvons Louis Le Gros, un autre rescapé des camps de concentration. Gilles Cam livrait son lait en ville avec sa charrette, tirée par son âne, quand il fut arrêté, le 26 décembre 1943 au matin. Il avait été malade en arrivant à Hradischko, après un voyage dans un wagon chauffé à bloc au départ et laissé rapidement sans chauffage. Il fut soigné par un officier SS, médecin du camp, qui l’avait opéré trois fois et guéri de sa pleurésie purulente. D’autres ont eu moins de chance. Guy Pape, un magnifique athlète, est mort en arrivant à Buchenwald.    Marcel Hingant est mort de typhus à Hradishko. Louis Houel a été tué d’une balle dans la nuque, dès qu’il est to mbé, sans pouvoir se relever, dans une tranchée anti-chars, sous le poids d’un bloc de pierre qu’il transportait sur le dos. Jean Marie Guyader a été tué début avril 1945 par les jeunes hitlériens à Hradishko. René Petit, ancien coiffeur de la rue de Paris, qu’on appelait le père Petit, parce qu’il était un des plus âgés, est mort de chagrin. Il avait été arrêté alors que sa femme était enceinte de quelques mois. Louis Castel est mort deux jours avant la libération.
      Nous sommes de retour à Morlaix le 22 mai 1945. L’accueil ne fut pas conforme à ce que nous avions espéré. L’indifférence à notre souffrance nous a déçus, désorientés et révoltés. J’ai personnellement mis deux ans à me réadapter physiquement et moralement à la vie normale. A Morlaix, je n’ai pas trouvé de travail, je suis donc parti à Paris, pour ne pas être à la charge de mes parents. Le hasard m’a fait rencontrer un ancien déporté, devenu directeur technique à la mairie de Bezons. Il m’a engagé, par solidarité.
     Voici 20 ans que je suis revenu à Plouigneau. Au début de ma retraite, j’hésitais à parler de mon expérience dans les camps, alors que  toute ma vie a été marquée par les horreurs vécues au camp. Si je témoigne aujourd’hui c’est pour que les jeunes sachent qu’il faut être vigilant.

Yves Tanné

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 Salon du livre de Plouigneau - 18 novembre 2005
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